Les lesbiennes d'Orchidée
1 - Le poids de l’héritage
Léone, entraînée à suivre les pistes du gibier comme celles des mortels, fouilla chaque buisson avec soin. Après avoir installé les Amazones de garde à leur poste, son instinct l’avait menée dans une petite déclivité rocailleuse parsemée d’une austère végétation de chardons et d’épineux. La petite brise de nord ouest répandait les effluves de la mer Noire, nommée en ces temps anciens mer Scythique, par-delà les monts de Tiras. Lui parvenait au loin la rumeur de la colonne occupée à installer le campement ou à se débarrasser de la poussière dans les eaux tièdes du fleuve Thermodon. Un mouvement furtif attira l’attention de la guerrière.
– N’aie pas peur, prévint-elle en avançant lentement. Tu es seule dans ce coin perdu ?
Les baies sauvages dont le jus rouge maculait son menton glissèrent des mains moites de la jeune fille surprise, son front bombé sous la sombre tignasse drue se plissa d’une ride d’anxiété, sa tunique en lambeaux peinait à dissimuler un corps tremblant. Elle détailla l’étrange apparition d’un regard fiévreux.
– Tu n’as rien à craindre, répéta Léone. Es-tu blessée ? Tu dois avoir soif.
– Vous êtes de celles qu’on nomme les Amazones ? se risqua l’adolescente poussée par l’instinctif besoin d’accorder à nouveau sa confiance. Je vous cherche depuis longtemps.
– Tu nous as trouvées, ta quête est achevée. Comment te nommes-tu ?
Un vertige saisit la jeune fille qui se laissa tomber aux pieds de la guerrière.
Les hautes flammes du feu de camp dansèrent un moment devant son regard vide, et l’adolescente prit conscience de la situation. Quelques femmes conversaient sans éclats de voix, d’autres dormaient enroulées dans d’épaisses couvertures de laine. Une surprenante quiétude se dégageait du décor, comme une rassurante impression de puissance. Un sursaut projeta la jeune fille sur ses pieds ; elle s’étonna de se trouver vêtue d’une courte tunique de lin propre, ses longs cheveux lavés puis coiffés, les inconnues l’avaient soignée pendant son sommeil.
– Qui êtes-vous ?
– Celles que tu cherches, répondit Thalestris avec gentillesse, les Amazones. Viens près du feu, tu auras de la viande et des fruits. Puis tu nous conteras ton histoire.
Incapable de résister à l’offrande d’un repas, l’adolescente tituba jusqu’à un rondin de chêne et prit place au milieu de la vingtaine de regards tournés dans sa direction.
– Mâche lentement, conseilla Léone en lui offrant un peu de lapin rôti à la braise. Comment te nommes-tu ?
– Zenia, je marche depuis quatre jours dans l’espoir de ne pas être rattrapée.
Malgré le désir de savoir, les Amazones laissèrent à leur protégée le temps de combler un estomac vide ; son jeûne remontait de toute évidence à l’origine de sa fuite.
– Je viens de Tiras la cité des loups, continua la jeune fille repue quelques instants plus tard. J’ai échappé aux chasseurs du fils de notre maître. Une vierge est enlevée à sa famille le premier soir de chaque nouvelle lune, ces démons la poursuivent jusqu’à sa capture. Le guerrier le plus méritant se voit récompensé d’or, alors le fils du maître déflore la vierge. J’étais cette proie.
Le murmure se mua en grondement de colère autour du feu. Ces femmes conservaient une haine farouche de leur ancienne infortune ; les Amazones avaient appris à transformer cette rancœur en force implacable dans leur nouvelle existence.
– Dormons, conseilla Thalestris. Nous réfléchirons mieux à la manière de dresser les loups de Tiras l’esprit clair. Zenia, tu es dorénavant sous notre protection.
La colonne s’étira vers le sud au petit matin. Assise près de la guerrière qui menait le chariot de vivres, l’adolescente se retourna sur son ancien monde un instant. Puis, les yeux embués, elle se résolut à regarder de l’avant. Les Amazones chevauchaient en colonne par quatre, à l’image de la troupe régulière d’un royaume. Même de loin, vêtues de leur armure légère de ce métal peu connu appelé fer, les mythiques guerrières ne ressemblaient en rien aux armées des hommes. Sans aucun doute cette singularité d’apparence incita d’éventuels adversaires à une réserve prudente.
– Est-ce là votre armée, interrogea Zenia afin de tromper la lenteur de la chevauchée, celle dont les rois et les princes ont peur ?
Dariane se remémora les trois années de sa vie d’esclave à la cour de Cyrus le grand, le premier roi perse, son évasion avec deux compagnes d’infortune, la fuite à travers la grande steppe de Colchide qu’on n’appelait pas encore la Géorgie, la rencontre avec des Amazones de passage à la frontière anatolienne, le réconfort de pouvoir à nouveau croire en l’avenir.
– Non, ma jeune amie. Les deux cents que tu vois forment une simple patrouille, notre armée compte vingt mille guerrières.
– Autant ! s’exclama Zenia ébahie.
– Oui, toutefois, près de cents mille Amazones vivent en harmonie à Thémiscyra sous l’autorité de la reine Philippis, et chacune décide de son rôle dans notre société. Alors nous ne sommes pas si nombreuses à porter les armes.
En ces temps reculés, nombre de seigneurs proclamés roi régnaient sur quelques pierres autour de leur demeure. La taille de l’armée reflétait la richesse, à chaque cité d’entretenir la sienne puis de la mettre au service d’un souverain, qui en servait souvent lui-même un autre selon le principe d’allégeance au plus fort.
– Vous saurez punir ceux qui nous font du mal ? implora Zenia dans un soupir.
– Sois tranquille, la rassura Dariane, les loups ont mordu une dernière fois à Tiras. La proie suivante leur restera en travers de la gorge.
Ballottée sur le siège rembourré du lourd chariot, l’adolescente se laissa bercer par la promesse de la guerrière.
Philippis se remémora l’histoire de ses ancêtres : la longue errance de Lysippé jusqu’au territoire promis par Aphrodite, les chevauchées des premières Amazones, l’édification de la grande cité blanche de Thémiscyra sur la rive du Thermodon, les femmes délivrées par milliers du méprisable joug des hommes. Six siècles auparavant, avant la chute de Troie, les guerrières avaient fait trembler les souverains de l’ancien monde, de la lointaine Grèce à l’Égypte magnifique en passant par la riche Assyrie. Même le puissant Zeus, angoissé par la volonté de Lysippé, avait interdit aux divinités de soutenir les hommes dans leur lutte contre les Amazones.
– Tout était plus simple à l’époque, déplora la reine d’une moue dédaigneuse. J’aurais aimé connaître l’insouciance de la première génération.
Personne ne lui répondit. Sa fille Thalestris en patrouille, Philippis sourit de parler seule à haute voix. Elle promena un regard las dans la salle de réception de son logis meublée de klinés, canapés de bois noir recouverts de coussins, et de quelques chaises autour d’une table en bois de cèdre. Seul luxe de la pièce principale, une broderie colorée rappelait le prodigieux combat entre Lysippé et son époux Pamphile, le meilleur glaive de la Grèce d’alors. La victoire de l’Amazone effraya en son temps les dieux sur le mont Olympe.
Philippis soupira à l’évocation du fait d’armes entré dans la légende six cents ans avant son accession au trône de Thémiscyra. Des civilisations étaient nées au cours de cette période, d’autres avaient disparu. De guerres d’hégémonie en conquêtes, les mondes se déchiraient. L’espoir, privilège des fous, laissait souvent un goût saumâtre.
Les cavaliers nomades cimmériens avaient disparu sans même laisser une trace de leur existence, exterminés par les guerriers Scythes, eux-mêmes vaincus par la terrifiante armée perse. Celle-ci repoussait chaque jour désormais les frontières de son influence. Quelques colonies grecques s’élevaient le long du littoral de la mer Égée à la mer Noire, l’apport de nouvelles connaissances justifiait le pillage des ressources naturelles.
Cependant, les mortels refusaient de tirer les leçons du passé. Les envahisseurs de toutes origines faisaient valoir d’excellentes raisons à leurs actes. Des lois succédaient aux lois, des divinités remplaçaient d’autres dieux. Cimmérien, Scythe, Perse ou Grec, le vainqueur imposait sa conception de l’avenir aux peuples désabusés, contraints d’offrir leur labeur à des rois dont ils ne voulaient pas, mais que la raison des armes avait mis en place.
Une autre coutume avilissante et meurtrière perdurait dans les anciens mondes comme dans les nouveaux : la maltraitance des femmes. Épouses ou concubines, filles ou mères, les pauvres étaient souvent condamnées de par leur naissance à une vie de servitude, et ne possédaient qu’une simple valeur marchande. Alors les Amazones avaient bâti d’autres cités, refuges pour les infortunées, et la guerre continuait.
Ici ou là, en dépit des allégations des soi-disant philosophes de toutes origines chargés d’écrire l’histoire de leur temps, certains reconnaissaient les femmes comme leurs égales. Ceux-là ne pouvaient émettre d’avis public sans provoquer la colère de la majorité.
– Montre-toi, Aphrodite ! ordonna la reine soudain lucide d’une présence invisible dans la grande pièce. Je ne supporte pas d’être espionnée.
Le courant d’air se matérialisa aussitôt devant une fenêtre entrebâillée. La belle femme aux longs cheveux roux mima la surprise face au regard sévère de l’Amazone.
– J’ai devancé ton désir de me parler, ironisa la déesse, aussi ne te méprends pas sur la courtoisie de ma visite.
– Peu importe, souffla Philippis désabusée, la main tendue vers un gobelet de vin fin aromatisé au miel. Tes conseils ne m’intéressent pas, je souhaite te prévenir d’une décision sans appel.
Aphrodite, consciente de la force de caractère de sa protégée, dissimula son impatience derrière un masque d’indifférence et la laissa étancher sa soif. La dernière reine amazone se moquait des désirs des dieux. Elle alliait la pertinence à la folie, se permettant des choix intrépides, relevait les défis les plus improbables, et se riait des pires difficultés ; rien ni personne ne parvenait à l’arrêter.
– Je rapporterai tes paroles sur l’Olympe, concéda Aphrodite. Zeus respectera une fois encore ta décision.
Contre toute attente, Philippis détourna le regard comme un enfant pris en faute. Jamais encore elle n’avait ressenti un tel manque de confiance, au point de douter de la justesse de son choix.
– Tu devras désormais visiter ma fille afin de soutenir ses choix politiques. Thalestris possède d’immenses qualités, elle ne te décevra pas.
– Que veux-tu dire ? balbutia la déesse de l’amour heurtée par le sous-entendu.
– Il parait que vous violez les hommes et tuez vos enfants mâles, osa Zenia d’un ton chevrotant. Mais je ne crois pas à ces légendes.
– Ah non ? s’amusa Dariane sans quitter la piste des yeux. Les filles de Thémiscyra ont toutes un géniteur ; pourtant, aucun homme ne partage notre existence. Comment cela est-il possible ?
En pleine réflexion, la jeune fille se laissa un instant absorber par le vert tendre d’une forêt caduque non loin du grand fleuve Thermodon serpentant dans une herbe grasse. De hautes murailles blanches, repérables de loin sur l’autre rive, prévenaient les voyageurs, ici se trouvait le domaine des Amazones guerrières.
– Je l’ignore, reconnut Zenia avide de connaissance.
– Tu as raison, ma jeune amie. Nous accueillons des reproducteurs dans une maison aux portes de notre belle cité. Sont choisis ceux qui ne montrent aucune agressivité envers les femmes. Les enfants mâles dès leur septième année sont placés dans une école qui leur est réservée, où ils reçoivent une éducation excluant l’apprentissage des arts de la guerre. Ils quittent la cité à l’âge de quinze ans pour vivre leur vie d’adulte.
Le soupir de l’adolescente se perdit dans la brise rafraîchissante sous le soleil au zénith. Après deux jours de chevauchée au calme sur la banquette du chariot, la nature curieuse de son caractère prenait le pas sur la timidité. Sa mimique amusa Dariane.
– Tu pourras vivre dans ma demeure à Thémiscyra jusqu’à ce qu’on te ramène chez toi à la prochaine lune. Je te montrerai notre monde et tu me parleras du tien.
– Ma présence ne dérangera pas ton épouse ?
– Encore une légende grotesque, pouffa l’Amazone. Notre loi autorise l’union de deux femmes mais ne l’oblige pas, la vérité seule des sentiments incite à de telles célébrations. Et certaines quittent notre cité pour rejoindre le monde des hommes.
Zenia, heureuse de la décision, s’accrocha au bras de la guerrière. La plupart des jeunes filles de son âge étaient livrées de force à un époux choisi par leur père, aussi la bonté de l’Amazone à son égard calmait certaines inquiétudes.
Le retour de la patrouille peu avant le coucher du soleil ce soir-là offrit à Zenia un spectacle inattendu. La grande plaine s’étalait à perte de vue dans le pourpre crépusculaire, coupée en son centre par les eaux calmes du fleuve. Sur sa rive est, la grande cité dressait son imposante silhouette singulière. Des guerrières se hâtèrent hors du fortin à la rencontre de la colonne. Á une centaine de pas, les gardes sur les hauts murs de Thémiscyra saluèrent de la main les arrivantes.
Troublée par la blancheur des habitations, la jeune fille se laissa guider. Les caravaniers disaient vrai, la même pierre utilisée à l’édification des bâtiments donnait une impression de démesure. De nombreuses femmes sur le pas de leur porte devisaient entre voisines, des fillettes occupées à leurs jeux insouciants papillonnaient dans les larges rues pavées. La capitale des Amazones, d’une étonnante propreté, respirait la joie de vivre.
– C’est merveilleux ! s’extasia la jeune fille à haute voix. Comment est-ce possible ? La pierre de Tiras est réservée à la noblesse et à la caste des marchands.
– Pas ici, remarqua Dariane avec fierté, l’édification de Thémiscyra répond au désir d’égalité entre toutes. Le logement et la nourriture sont des biens communs.
Zenia savoura les paroles de la guerrière un instant, happée par un spectacle comme elle n’en avait jamais vu. Le bois remplaçait désormais le torchis, mais le peuple de Tiras vivait encore souvent en famille dans une pièce unique.
– Toutes vos habitations possèdent plusieurs salles ?
– Elles sont bâties selon un plan commun, alors oui. Mais je répondrai à tes questions demain, nous sommes conviées à dîner chez la reine.
Désorientée depuis son arrivée autant par l’architecture de la cité que par la générosité de ses hôtesses, la jeune fille tenta de taire sa soif de connaissance.
– Détends-toi, mon enfant, sourit Philippis. L’hospitalité dans ma maison est un plaisir, non un devoir.
Zenia dévisagea la femme dont le pouvoir égalait celui des plus redoutables divinités. Les mères de tous les mondes connus d’est en ouest narraient à leurs filles les exploits des Amazones des anciens temps et des nouveaux.
La reine, comme toutes les guerrières, arborait la courte tunique de lin tressé réservée aux hommes, serrée à la taille par une fine ceinture. Unique marque de son rang, un anneau doré ceignait sa longue chevelure brune en lieu et place de l’habituel lacet de cuir. Malgré une évidente simplicité, une réelle puissance émanait de sa personne.
– Ma fille m’a rapporté tes malheurs, prévint Philippis avec gravité. N’aie crainte, le prince de Tiras s’acquittera bientôt du prix de ses méfaits. Mangeons maintenant, j’ai veillé à la cuisson de cet agneau trop longtemps pour ne pas le savourer.
La moue stupéfaite de l’adolescente provoqua les rires des trois guerrières.
– Aucune Amazone n’a de privilège à se faire servir, s’amusa Thalestris, personne ne possède de servantes à Thémiscyra. Nos seuls esclaves sont les hommes capturés dans les combats, ils œuvrent à la construction de la cité.
– Rassure-toi, répliqua Dariane avant de tendre à Zenia un gobelet de vin coupé d’eau claire, notre reine prépare la viande comme personne. Parle-nous plutôt du sinistre rituel de Tiras, connais-tu d’autres victimes de ce prince maudit ?
– Aucune, murmura l’adolescente d’une voix éraillée par l’émotion. Elles disparaissent, leurs familles ne les revoient jamais.
La bonne humeur déserta les esprits. Zenia ne comprit pas la portée de ses révélations, moins encore les répercussions sur son avenir.
– Vous semblez soucieuse, mère, s’inquiéta Thalestris. Ce tourment viendrait-il des paroles de Zenia hier soir ?
Philippis repoussa son gobelet d’eau puis posa la joue sur la table, le regard sombre rivé à celui de sa fille. La flagrance des fleurs sauvages fraîchement coupées vivifia son esprit.
– J’imaginais l’insouciance de nos ancêtres. La première reine des Amazones offrit aux femmes le désir de s’épanouir dans un monde affranchi de toute considération de fortune. Au-delà du concept d’un peuple libéré du joug des hommes, l’égalité assurait la cohésion, l’entraide était prônée comme la première des vertus. Aujourd’hui la jalousie a remplacé la bonté. Je suis lasse de voir nos guerrières agir en marchandes tandis que des malheureuses meurent sous les coups de ceux censés les protéger aux portes de notre cité.
– Certaines oublient les affres de l’existence hors de ces murs, mais beaucoup en en sont lucides. Peut-être les préceptrices à l’école devraient insister sur le sort réservé aux femmes loin de notre protection. Nous pouvons imposer aux jeunes filles de patrouiller avant de se prévaloir du titre d’Amazone, la réalité marquerait leurs esprits.
L’argumentation rassura Philippis. Elle pouvait assumer son choix en toute quiétude, la nation amazone avait, en la personne de sa fille unique, une reine capable de la guider dans sa destinée peu commune, une souveraine à l’esprit vif et au jugement sûr.
– Ma décision est prise, Thalestris, je te laisserai le trône après l’expédition sur Tiras.
La princesse abasourdie sursauta sur la kliné. Ses grands yeux s’ouvrirent sous l’effet de la surprise, l’éclat bruni de son teint s’estompa.
– Je suis trop jeune. Notre peuple a besoin de votre sagesse, et moi de votre expérience. Vous ne pouvez pas nous abandonner ainsi.
Philippis s’adossa au dossier de son siège, empreinte d’une étrange sérénité.
– Ma très chère fille, tempéra-t-elle d’une voix douce, tu es meilleure guerrière que je ne le serai jamais, ton autorité est reconnue, et je n’ai plus rien à t’apprendre en politique. Ton accession au trône satisfera nos Amazones. Ce n’est pas un abandon, mais je n’ai plus l’esprit à ma tâche. Le moment est venu de me retirer, de quitter notre belle Thémiscyra.
– Pour aller où ? Qui garantira votre sécurité hors de ces murs ? Des femmes battues et violées trouvent refuge en notre monde, les hommes nous craignent, comment une reine amazone goûterait-elle à la paix loin de sa cité ?
Consciente de la justesse des paroles de sa fille, Philippis se releva, prit Thalestris par le bras, puis l’amena dans la rue baignée par la lumière crue de l’après-midi ensoleillé, l’été ne voulait pas mourir. Sans un regard sur le grand palais situé près de leur demeure, elle déambula vers les portes de la cité d’un pas lent. Les discussions cessèrent dans les étals des commerçantes au passage de la reine et de la princesse, les bruits s’estompèrent dans les échoppes des artisanes.
Une fillette d’une huitaine d’années négligea les amphores dont elle avait la charge pour se jeter au cou de Thalestris. D’entêtants effluves de vin se dégageaient de sa tunique à la blancheur douteuse.
– Que fais-tu là, toi ? réprimanda la princesse sans sévérité excessive. Tu devrais être à l’école, non dans la rue.
La petite joua un instant avec ses longs cheveux châtains, puis se câlina contre la joue chaude de son amie.
– Je nettoie les amphores avec de la paille tandis que ma mère est au pressoir. On va se promener à cheval ?
– Pas aujourd’hui, sourit la princesse, ta mère t’a confié une tâche.
L’arrivée subite d’une femme d’une trentaine d’années mit un terme à la discussion. Le fin nez droit sous un front bombé trahissait les origines scythes de Maïa malgré la petitesse de sa taille, le teint hâlé dénonçait une existence passée au grand air.
– Je vous prie d’excuser Delphéa, ma reine, souffla-t-elle hors d’haleine.
Thalestris reposa l’enfant que sa mère congédia avec une certaine déférence.
– Tu n’as donc rien compris ? réprimanda Philippis. Seule l’éducation affranchira les femmes. La place de ta fille est à l’école, non dans la rue à nettoyer des amphores. La main d’œuvre ne manque pas à Thémiscyra, des réfugiées désirent s’intégrer à la communauté, inutile de recourir au labeur des enfants.
– Je devrai rétribuer leur ouvrage, ma reine, et vendre mon vin plus cher.
– L’épaisseur de ta bourse est-elle plus importante que le bien-être de ta fille ? rugit la princesse choquée. Il n’y a pas à transiger, Delphéa retournera à l’école dès demain.
L’Amazone dépitée baissa la tête, puis regarda s’éloigner les dépositaires de l’autorité.
– Vous disiez vrai, mère, gronda Thalestris, certaines ont perdu nos valeurs. Il est temps de remettre de l’ordre.
– Tu as toute ma confiance, souffla Philippis à l’instant de passer sous le mur d’enceinte au niveau de la grande porte. Je signifierai ma décision demain au conseil, tu deviendras reine selon nos lois.
Des guerrières à l’extérieur s’entraînaient au maniement du glaive, du javelot ou de la hache bipenne appelée labrys, d’autres au tir à l’arc, les charges imaginaires de la cavalerie dessinaient des cercles imparfaits dans l’herbe de la prairie. La grande armée amazone à l’exercice donnait une impressionnante impression d’invulnérabilité.
– C’est ici, concéda la reine avec nostalgie en pointant du doigt à une centaine de pas la maison des reproducteurs, que j’ai connu ton géniteur. Concevoir un enfant était ma seule intention ; pourtant, je reconnais être tombée sous le charme.
Thalestris, émue de la confidence, prit la main de sa mère dans la sienne. L’homme exclu de la filiation, une Amazone ne parlait jamais du père à sa fille.
– Il m’arrive de visiter cet homme bon dans sa ferme non loin à l’ouest. Je souhaite finir ma vie avec lui, mais je ne commettrai pas l’erreur de mes congénères.
D’autres reines avaient accepté d’ouvrir leur cité aux hommes par amour de l’un d’eux. Les Amazones perdirent alors ce qu’aucun adversaire ne leur avait enlevé à la bataille : la liberté. Philippis refusait de sacrifier l’indépendance de son peuple à un désir personnel, elle quitterait Thémiscyra pour vivre avec l’homme de son choix.
– Je garderai le secret sur la raison de votre départ, mère, assura Thalestris d’une voix trahie par l’émotion.
– C’est mieux ainsi, ta sagesse m’honore.
– Cet homme a de la chance, peut-être en est-il conscient. Je vous souhaite le bonheur à son côté.
Personne n’osa juguler un certain flottement dans les jours suivant la déclaration de la reine. Elle passa son temps à errer dans la cité, émue des marques d’affection à son égard. Vingt-six années de règne avaient permis de tisser des liens puissants avec de nombreuses Amazones sans jamais abuser de son pouvoir.
– Vous leur manquerez, mère, remarqua Thalestris au retour d’une promenade dans le quartier des écoles. Plusieurs de nos jeunes filles ne comprennent pas votre décision.
– Le temps arrangera cela, sourit Philippis débordante de confiance. J’avais ton âge à mon accession au trône, mais la mort de ma mère au combat n’a pas facilité la transition. Les anciennes se souviennent de ces jours pénibles.
Le regard de la princesse s’obscurcit à l’évocation de cet instant tragique. Elle engagea le pas sur la droite à l’angle d’une maison commune dans laquelle les Amazones confiaient leurs enfants en bas âge avant de vaquer à leurs occupations quotidiennes.
– J’espère ne pas vous décevoir, murmura-t-elle d’une voix étranglée par le doute.
– Reste intransigeante sur trois points, continua la reine, et ton autorité sera préservée. Les enfants mâles doivent quitter la cité dès l’âge de quinze ans, l’égalité au sein de notre peuple est primordiale, et il ne saurait y avoir de compromis avec les dieux. Ces principes affirment notre indépendance. Pour les affaires courantes, n’hésite pas à mettre aux voix tes décisions lors des conseils, tu satisferas le plus grand nombre.
Mère et fille pénétrèrent dans la salle de réception de leur logis situé à une trentaine de pas du palais. Thalestris raviva le foyer au fond de la pièce principale. La princesse, à l’orée de sa vingt-troisième année, se préparait à la fonction suprême sans rien perdre de sa pondération ; ses incertitudes s’exprimaient dans le cercle familial.
Le cheveu sombre ceint d’un anneau doré, de grands yeux noirs dans l’ovale doux du visage, les pommettes colorées, le fin nez droit, le menton volontaire sous une bouche fine aux lèvres ourlées, la beauté de Thalestris attisait bien des convoitises. De nombreux rois cherchaient à unir leur fils à la princesse, dans une intention avouée ou non.
Philippis, consciente de perdre dans un très proche avenir le privilège de sa compagnie, donc de ses confidences, posa un regard indulgent sur sa fille.
– Je n’ai pas attendu le désir d’avoir un enfant pour visiter la maison des reproducteurs, souleva-t-elle non sans ironie. La satisfaction de certains désirs dans un respect mutuel n’est pas un mal.
– Mère ! s’indigna Thalestris. L’intimité de ces choses vous aurait-elle échappé ?
– Non, mon enfant. Je désire être rassurée sur ton épanouissement personnel.
– Alors tranquillisez-vous, sourit la princesse émue de l’attention, je vous donnerai une petite-fille le moment venu. La solitude ne sera pas mon destin.
Le regard de Philippis s’éclaira de nouveau, sa fille venait d’éluder la question avec le tact d’une reine.
– Qui a fait naître l’idée un peuple de femmes ? demanda Zenia, attachée au pas de sa protectrice à la découverte du monde des Amazones.
– En des temps anciens, commença Dariane le regard plongé dans la brume matinale sur le fleuve, la déesse de l’amour visita en rêve Lysippé, princesse d’une lointaine cité. Hadès menaçait de lâcher ses troupes des enfers sur le monde des mortels. Or Zeus interdit aux dieux de l’Olympe de prendre part à la guerre qui se préparait. Il consentit cependant à sa fille Aphrodite de conseiller Lysippé. Celle-ci quitta sa terre natale avec ses trois filles et, selon les instructions de la déesse, partit pour l’Anatolie. Chemin faisant, elle délivra de nombreuses femmes, une véritable armée la suivit bientôt. Les Amazones devinrent sous son égide de formidables guerrières.
– Elles vainquirent les cohortes d’Hadès ? osa fébrilement Zenia.
– Non, mon amie. Effrayé par la puissance de Lysippé, le dieu des Enfers renonça à son terrible dessein.
La jeune fille contempla un instant le paysage. Le soleil encore bas enluminait le fleuve de reflets argentés dans lesquels les jeunes aloses tentaient de fuir les anguilles prédatrices. La migration amènerait bientôt les survivantes à l’embouchure du Thermodon.
Zenia soupira de bien-être. Le comportement de Dariane à son égard ressemblait à celui d’une grande sœur, capable de rire et de sérieux dans la même phrase, de l’amuser comme de la rassurer. L’Amazone âgée de vingt-deux ans n’attirait aucune attention sans son éternel sourire, séduisant ou incisif selon les circonstances. L’ingratitude des traits révélait cependant une grande âme.
– Je t’importune sans doute avec mes questions, bredouilla l’adolescente, mais où cette guerre va-t-elle vous mener ? Le père choisit l’époux de sa fille, il peut même la vendre en toute légalité à des fins de prostitution, le monde est ainsi depuis toujours.
– D’abord tu dois comprendre les principes essentiels de notre nation. Le destin des Amazones est de changer le cœur des hommes, non de les dominer. Notre cité est un asile dans lequel les infortunées sont protégées de leurs tortionnaires. Battues, violées, réduites en esclavage, elles apprennent à lutter contre le fatalisme. Fille, épouse et mère, la femme se plaît à imaginer l’homme en fils, en époux puis en père. Pourquoi cherche-t-il depuis toujours à dominer le seul être capable de l’aimer ? Personne ne répondra à cette question, j’en ai peur. Alors les Amazones devront combattre jusqu’à la reconnaissance de l’égalité de nos droits.
– La guerre s’éternisera, grimaça Zenia, les hommes ne sont pas prêts à abandonner leurs maudits privilèges.
Le regard de Dariane s’illumina, et le soleil n’y était pour rien. Elle jeta un petit caillou dans l’eau claire, le bruit attira l’attention de sa protégée.
– Observe les cercles qui s’éloignent, ma jeune amie. Nos actions les plus insignifiantes ont parfois une grande portée. Le caillou n’a pas conscience des effets de sa chute, pourtant ils sont là, bien visibles. Des paroles de la reine Lysippé sont inscrites sur les portes de nos écoles : « Semons à tous vents les graines de la révolte, Amazones, la moisson se fera un jour ou l’autre. » Maintenant viens, nous devons préparer ton retour à Tiras. Nous sommes attendues au conseil.
Deux jours de chevauchée avait permis à la petite troupe de s’approcher de la cité des loups de Tiras. Le campement monté dans un recoin rocailleux offrait aux Amazones un abri convenable en attendant la confrontation prévue pour le lendemain, premier soir de la nouvelle lune.
Amapola, animée d’un désir particulier et non à cause de la fraîcheur relative, se blottit dans les bras de Thalestris sous la couverture. Les jeunes femmes s’isolaient d’habitude, par respect pour leurs congénères, afin de bénéficier d’une certaine intimité ; cependant, la présence de l’ennemi de l’autre côté du sous-bois obligeait les guerrières à rester groupées. Cela n’avait guère d’importance, les unions rarement décidées en raison des sentiments, les Amazones s’estimaient chanceuses de pouvoir choisir qui aimer au grand jour, aucune ne leur tiendrait rigueur de laisser libre cours à leur passion.
Oubliant la promiscuité, Amapola prit la bouche de son aimée avec conviction. Elle avait à la fois envie et besoin de sa présence physique. Thalestris savoura la langue contre la sienne sans se poser de question. La fille fragile libérée de l’esclavage quatre ans plus tôt devenait une femme volontaire, capable d’imposer ses volontés, et cela lui plaisait.
– J’ai envie de toi, susurra une voix rauque à son oreille.
Jusqu’alors, la princesse n’avait ressenti qu’un vague plaisir sous les doigts malhabiles de son amante trop timide pour se laisser aller. Elle ne s’en offusquait aucunement, tendre et patiente, savourant chaque effort comme une victoire. Aussi, la hardiesse d’Amapola la combla avant même le premier geste.
Cette dernière se coula sous la couverture. Elle aurait voulu contempler ce corps adoré, épier ses réactions, assister en spectatrice privilégiée au phénomène surnaturel de la lente montée du plaisir, mais la présence des autres allait l’en priver ce soir. Tant pis, seul le bonheur de Thalestris avait une quelconque importance.
La jeune femme saisit à pleines mains la poitrine de son aimée. Sans les voir, elle savait les seins ronds, fermes, tendus et orgueilleux sous ses caresses. La peau douce frémit au contact de sa bouche, un téton trépida sous sa langue.
La princesse se pinça les lèvres de surprise. La tempérance habituelle faisait place à une délicieuse audace. Sa compagne honorait sa poitrine avec une envie nouvelle, une science innée. Même la main à plat sur son ventre se faisait plus voluptueuse que de coutume. Un désir fort naquit dans ses entrailles.
Incapable de respirer correctement, Amapola surgit de sous la couverture. L’attente de son amante lui apparut dans toute sa splendeur à la clarté de la lune. Sa main glissa sur le ventre et massa la saillie sous la toison douce. Elle accorda un regard impertinent à sa compagne, puis reprit sa bouche avec une ardeur décuplée.
À la douce brûlure d’une présence sur sa fente, Thalestris projeta son bassin en avant, sa conque s’ouvrit d’elle-même. Un premier soupir se perdit dans la fougue du baiser accordé à cette intention. Deux doigts d’une sensuelle impertinence s’insinuèrent dans son intimité trempée de désir.
Amapola savoura sa hardiesse, regrettant de ne pouvoir aller plus loin au milieu des autres. L’abandon de son aimée sous sa caresse particulière tintait dans sa poitrine comme le plus beau des compliments. Les hoquets étouffés dans sa bouche prouvaient la justesse de ses gestes accomplis pour la première fois. Son pouce dénicha la petite excroissance en haut de la fente livrée à ses caprices.
Thalestris gesticula jusqu’à interrompre leur baiser, et se mordit la main. Tout allait trop vite. Le sang par saccades se répandait dans ses veines, comme le souffle furieux du volcan entretenait une coulée de lave impossible à retenir. Elle se laissa aller sans remords.
Consciente que l’attente pouvait mener à la frustration, Amapola chercha la délivrance de sa compagne. La présence des Amazones ne la gêna plus tant le besoin d’affirmer ainsi ses sentiments la galvanisait. La raideur subite du corps sous la couverture l’encouragea à pousser son avantage.
– Abandonne-toi mon amour, glissa-t-elle à l’oreille de son amante, espérant décupler son plaisir. Donne-moi ta jouissance.
Pour Thalestris, rien n’exista plus que ces doigts crochetés dans son intimité, son clitoris exacerbé par un pouce habile, la délicieuse volonté de sa tendre aimée. Se retenant avec peine de crier, elle se laissa aller à un plaisir intense, profond, d’une longueur interminable.
Amapola n’attendit même pas le retour au calme pour lui susurrer à l’oreille :
– La prochaine fois, quand nous serons seules, je te goûterai. Tu jouiras de ma bouche comme de mes doigts ce soir. Alors, tu seras toute à moi.
Thalestris veilla à l’endormissement de la jeune femme dans ses bras, l’espoir accroché à l’âme de la voir revenir saine et sauve du combat qui s’annonçait la nuit suivante.