Samedi 2 avril 6 02 /04 /Avr 08:23

2 - Passation de pouvoir

 

La troupe de Leone représentait l’élite de l’armée des Amazones. Combattantes choisies pour leurs aptitudes à l’effort, elles cultivaient l’art du déplacement silencieux, excellaient à communiquer par signe, ne craignaient aucun adversaire au corps à corps, et savaient se fondre dans n’importe quel décor. Bien des hommes s’enfuyaient à la vue de ces guerrières entraînées sans relâche.

Trente Amazones de la garde personnelle de la princesse, formées par Leone à la guerre d’embuscade, abandonnèrent leur armure clinquante pour une tunique et des jambières de lin sombres. Puis, sous le regard intéressé de Zenia, elles se noircirent le visage et les bras de charbon de bois tiré du feu. Aucune forfanterie dans leur attitude à l’approche de la confrontation, ni de peur irraisonnée, les visages reflétaient une froide détermination.

Thalestris salua chacune d’une œillade complice ou d’une parole d’encouragement, et le groupe disparut dans la pénombre en direction du sous-bois où se jouait la survie d’une innocente. La princesse resta un moment immobile, les yeux tournés vers un péril qu’une future reine ne pouvait partager avec ses guerrières dont sa tendre Amapola se revendiquait désormais. La jeune femme timide en d’autres circonstances révélait un caractère à toute épreuve dans l’accomplissement de sa tâche.

La main tremblante de Zenia, mue par un juvénile besoin de confiance, se glissa dans celle de Dariane.

– Que les dieux leur soient favorables, gémit-elle inquiète.

– Aucune divinité n’interviendra cette nuit, répondit sans ciller son amie. Les Amazones protègent les jeunes filles depuis des générations, elles accompliront leur devoir. En accord ou non avec nos convictions, les dieux n’oseront pas s’interposer.

– Ils ont peur de nous voir monter à l’assaut de l’Olympe, railla Thalestris dédaigneuse, ma mère l’est en a déjà menacés.

 

Adossée au tronc rugueux d’un chêne massif, parfaitement invisible de nuit dans le petit sous-bois, Cybèle perçut la vibration au sol d’une foulée désordonnée avant de distinguer le halètement particulier, puis de discerner une forme dans la pénombre. La jeune fille au bord de l’évanouissement trottinait davantage qu’elle ne courait, le pas traînant, incapable de se tenir droite, victime d’un poing de côté.

– Chut ! murmura l’Amazone en ceinturant sa protégée. Je suis venue te sauver.

Attentive à chacun des bruits trahissant une approche dans leur direction, la guerrière laissa l’adolescente reprendre son souffle avant de l’entraîner hors du sentier. Il lui fallait se mettre en marche et rejoindre la lisière au plus tôt afin d’assurer la pleine sécurité de la petite dont les frissons peinaient à s’espacer.

Un peu plus loin, des hommes inconscients du danger révélaient leurs positions par des cris et des rires. Les poursuivants certainement avinés s’étaient séparés afin de ne laisser aucune chance à leur proie de s’échapper à l’exemple de Zenia ; la chasse allait leur rester autrement en travers de la gorge cette nuit.

– Donne-moi la main, ordonna Cybèle d’une voix qu’elle eut souhaité moins tranchante, ne la lâche pas.

La guerrière au petit trot prit soin de piétiner les hautes fougères dangereuses pour les jambes dénudées de l’adolescente, dont les doigts s’incrustèrent dans sa paume. Elle ignora leurs traces laissées dans la végétation touffue du sous-bois, aucun des traqueurs n’allait témoigner de l’histoire. Certains rires s’évanouissaient déjà dans la nuit humide, remplacés par des hurlements de terreur.

La frondaison bruissant dans une brise légère laissa vite la place à un ciel étoilé. Cybèle mima par trois fois le hululement du hibou ; les guerrières près du feu visible à moins de deux cents pas, averties d’une approche, bandèrent leurs arcs afin de contrer toute menace à venir dans le dos des arrivantes.

– Vous êtes les Amazones ? s’ébahit la jeune fille face à la troupe rassemblée.

– Oui, la rassura Cybèle, tu n’as plus rien à craindre. Nous allons te ramener chez toi. Comment te nommes-tu ?

L’adolescente fondit en larmes sans raison apparente.

 

Les autres de la garde de Thalestris rejoignent le camp, un prisonnier ficelé avec soin dans leur sillage. Aucun cri de victoire ne les accueillit, les sanglots lourds des deux jeunes filles rythmaient les préparatifs du départ.

– Quelle est la raison de ces lamentations ? demanda Amapola surprise de leur réaction. Elles ne versent pas des larmes de joie.

– Après la fuite de Zenia, siffla la princesse amère, ce pourceau a exécuté de sa main les parents de la pauvre enfant, et il a tué la famille de la seconde pour la dissuader de tenter sa chance. Tu le surveilleras, qu’il parvienne vivant à Thémiscyra. Une mort rapide serait une délivrance trop douce pour ses crimes.

La guerrière considéra l’homme richement vêtu à l’origine de l’odieuse pratique, celui-ci surprit le regard haineux.

– Je prendrai soin de notre nouvel hôte, princesse. Il saura en arrivant aux portes de la belle cité blanche le destin qui le guette. Et ne pense pas amadouer tes gardiennes par des promesses d’or ou des poèmes, insista-t-elle à l’intention du prisonnier, elles seraient trop heureuses de te castrer.

 

La cité blanche, ainsi nommée Thémiscyra, accueillit la troupe victorieuse deux jours plus tard. Le prince de Tiras mené à une cage dans le quartier des captifs bâti hors du mur d’enceinte, la reine prit Thalestris par le bras.

– Quelle réponse peut-on attendre de la cité des loups ? s’inquiéta-t-elle. Une guerre à l’aube de ton couronnement aurait de fâcheuses conséquences.

– Aucune, mère. Nous avons pris soin de faire disparaître les corps de nos adversaires, rien ne peut nous relier à cet évènement. De plus, les jeunes filles sont revenues avec nous, elles ne parleront pas de ce qui s’est passé.

Rassurée, Philippis se laissa distraire un instant par le joyeux brouhaha à la porte de la cité. Les Amazones œuvraient selon leurs compétences, ramenant les montures de la troupe dans l’enclos ou remisant les armes à l’entrepôt.

– Tu devrais inviter Amapola à se joindre à nous pour le repas de ce soir, lança la reine avec désinvolture après avoir remarqué les regards langoureux entre la jeune femme et la princesse, cela lui fera plaisir.

 

Philippis, un sourire d’encouragement aux lèvres, s’effaça devant sa fille à l’instant de pénétrer dans la grande salle du conseil. Les voix des Amazones occupées aux affaires du royaume allaient bientôt résonner pas dans le palais de pierre blanche extraite des carrières locales par les captifs sous bonne garde.

L’édifice avait été pensé puis bâti dans l’unique dessein de servir le peuple, non d’y abriter la famille royale qui vivait dans une simple habitation à quelques pas de là. Une des deux pièces principales, la salle du conseil aux murs nus, était meublée de cèdre, bois prisé pour éloigner les insectes. Les chaises au dossier incurvé d’inspiration grecque offraient une position confortable autour de la grande table sur laquelle les conseillères œuvraient aux affaires de la nation. Toute forme de protocole était ici inutile, le respect seul faisait force de loi.

La seconde, la salle de réception destinée aux délégations des cités voisines, semblait à peine plus chichement parée avec des klinés recouvertes de coussins et des tables basses de marbre blanc local. La reine n’avait nul besoin d’un trône pour y asseoir son autorité. De grandes tentures colorées sur les murs relataient les exploits des mythiques guerrières ; le visiteur gardait ainsi à l’esprit d’éviter toute réaction inconsidérée susceptible d’entraîner une guerre.

Le reste du palais divisé en une demi-douzaine de pièces simples servait à entreposer le trésor pris à l’ennemi, les plans des édifices publics, et d’autres biens collectifs de la nation des femmes libres.

– Je n’ai rien à te rappeler, Thalestris, tu sais à quoi t’engage ton serment. Te voici reine d’un peuple peu commun dont le nom aura valeur de symbole dans l’avenir. Désormais, c’est à toi que reviennent les nuits sans sommeil, mon enfant.

– Vous ne souhaitez pas tenir un dernier conseil, mère ?

Philippis lissa le lacet de cuir qui maintenait sa longue chevelure brune en place, elle avait déjà délaissé le fin anneau doré, unique emblème de l’autorité. Les pas des premières conseillères résonnèrent sur le sol de marbre.

– J’y assisterai, mais à toi de prendre les décisions.

 

– Quelles nouvelles de Tiras ? demanda Thalestris, calme, assise en bout de table. Le roi Calchas est certainement inquiet de la disparition de son fils.

Danaé, responsable de l’armée devant le conseil, prit le temps de penser au titre de celle qu’elle nommait encore princesse la veille.

– Il l’est, ma reine, ses troupes cherchent Laërte dans toutes les directions. Nous aurons bientôt la visite de ses émissaires.

– Nous devons maintenant savoir si les actes du prince sont de son fait, ou si la chasse aux vierges est une pratique établie par Calchas.

– Quelques espionnes pourront nous renseigner, avança Danaé impénétrable comme à son habitude, je fais donner des ordres.

– Notre action dépendra de leurs rapports. S’il le faut, nous éliminerons la caste royale en préservant le peuple, et je placerai une Amazone originaire de Tiras sur le trône.

Presque en retrait, Philippis approuva en silence la première décision de sa fille, sage et ferme. Les peuples dans la grande majorité aspiraient à vivre dans la paix, leur faire payer les exactions des rois et des princes était inutile.

– Néphélie, j’ai remarqué l’absence de quelques enfants à l’école. C’est inadmissible, aucune de nos filles ne doit être privée de l’enseignement.

– Je sais, ma reine, se lamenta la responsable de l’éducation fataliste, mais leurs mères trouvent toujours de bonnes excuses.

L’instruction dans les mondes connus de l’époque, basée sur le développement du corps dans un intérêt guerrier et l’éveil de l’intellect encadré avec soin, obéissait à des règles strictes. Les faibles et les malades ne pouvaient prétendre au système éducatif, les filles s’en trouvaient totalement exclues. Partout, même dans les civilisations les plus avancées de Grèce ou d’Egypte, la phallocratie était inculquée comme une loi universelle non écrite, transmise par les précepteurs de génération en génération.

– Tu n’es accusée de rien, coupa Thalestris avec compréhension face à la déconvenue de l’Amazone, je te demande d’y remédier au plus vite. L’instruction de nos générations à venir est un pouvoir redoutable que nous devons partager sous peine de l’affaiblir. Nous en reparlerons au prochain conseil. D’ici là, réfléchis à la situation.

Les opprimées de tous les royaumes trouvaient refuge à Thémiscyra, certaines venaient de mondes inconnus afin d’échapper à un sort funeste ; mener des femmes d’origines et de mœurs aussi dissemblables à un idéal commun relevait de la gageure. La jeune reine prit une profonde inspiration.

– Nous ne sommes pas des hommes, mes amies, nous ne le serons jamais. L’honneur est un mot qu’ils se jettent à la face, dont la plupart ignorent le sens profond. Ne commettons pas leurs erreurs, ou la nation amazone sera condamnée à disparaître. Quand le monde aura vieilli, quand les dieux et les déesses de notre temps seront tombés dans l’oubli, l’attitude des hommes à l’égard des femmes dépendra de l’empreinte que nous aurons laissée dans les mémoires.

Philippis dissimula son émotion dans un sourire convenu, une reine venait de naître en la personne de sa fille.

 

Les portes de Thémiscyra s’ouvrirent sur une cavalière solitaire chevauchant un destrier harnaché d’un caparaçon de lin blanc, singulière apparition vêtue d’une armure si légère qu’elle en paraissait fragile sous l’insolente clarté lunaire. Thalestris, d’un effleurement des talons, fit avancer sa monture d’un pas retenu au centre de la haie d’honneur formée par les guerrières en armes. La foule massée dans la vaste plaine du Thermodon scanda le nom de sa nouvelle souveraine dans la nuit rendue flamboyante par des milliers de torches.

 Celles aux premiers rangs n’eurent aucun mal à discerner l’émotion gravée sur les traits de Thalestris ; certaines ne purent retenir des larmes de nostalgie à l’évocation du souvenir de la petite jouant dans les rues animées de la cité, de la jeune fille devenue une guerrière émérite à force de sacrifices, de leur princesse dont elles se sentaient si fières. Thalestris avait su glaner au fil des saisons amour et respect.

Une voix stridente s’éleva soudain, aussitôt de la foule jaillit le reconnaissable cri de guerre des Amazones auquel s’ajouta le choc des javelots contre les boucliers de la haie d’honneur. Le vacarme devint assourdissant, comme nulle présente n’avait pu en percevoir auparavant, et la reine chevaucha à bride abattue vers sa destinée.

Les divinités réunies sur le mont Olympe observèrent de leurs yeux ébahis le fabuleux spectacle de ces cent mille femmes affirmant leur détermination à la face du monde. Il en fut de ces dieux certains enthousiastes, d’autres à la limite de l’admiration, peu cependant eurent la prescience de mesurer les répercussions de cet avènement à travers les temps à venir, ni la redoutable puissance réveillée en la personne de Thalestris.

Dans l’histoire de l’humanité qui restait à écrire, celle qui s’encombre peu des mythes et des légendes du passé, les Amazones sauraient faire entendre leurs voix. Le cri de guerre retentirait encore et encore, jusqu’à ce que les hommes acceptent enfin les femmes comme leurs égales.

 

L’élan de sa monture brisé net à une dizaine de pas de l’autel de bois décoré de fleurs blanches, Thalestris mit pied à terre. L’ovale doux du visage, les sourcils presque épais, le profond regard de biche en harmonie avec les cheveux sombres dont les pointes tombaient sur les épaules, le petit nez parsemé de légères taches de son, les joues pleines et la bouche en cœur, Amapola lui apparut d’une surprenante sérénité. Le silence se fit dans la foule.

Les jeunes femmes, épaule contre épaule, s’avancèrent jusqu’à l’autel derrière lequel la reine mère s’efforçait au calme. La notion d’un peuple privé d’hommes avait certainement poussé Lysippé, la première reine, à unir deux de ses Amazones selon le précepte d’Héra, déesse du mariage. Il lui revenait cette nuit d’offrir sa propre fille à une femme. Ce choix les auraient menées en d’autres lieux à périr sous les pierres de l’intransigeance, mais ici, à Thémiscyra, la puissance des sentiments suffisait à justifier l’union de deux êtres.

Amapola, dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, soutiendrait Thalestris dans les nombreuses épreuves inhérentes à son rôle de reine. Celle-ci, entourée d’une affection peu commune, saurait se consacrer pleinement à sa tâche, rien ne pouvait davantage réjouir une mère que de savoir son enfant en de bonnes mains. Ainsi, Philippis quitterait Thémiscyra l’esprit en paix, certaine du devoir accompli.

– Mes Amazones, vous avez exprimé le souhait d’unir votre destinée sous la protection d’Héra, déesse de la femme et du mariage, nulle ici ne s’y oppose. Ce serment de fidélité et de respect vous engage l’une envers l’autre, aussi envers toute notre communauté. En êtes-vous conscientes ?

Les promises acquiescèrent d’une même voix étranglée par l’émotion. La simplicité de la cérémonie s’était imposée à l’esprit de la prêtresse, quelques paroles profondes valaient de longues palabres. Philippis embrassa les jeunes femmes sur le front puis leur tendit un gobelet de vin.

– Ce moment représente beaucoup pour notre peuple, s’émut-elle en les enlaçant dans un élan maternel, aussi pour moi, mais plus encore pour vous. Votre engagement a valeur de symbole, honorez-le. Soyez heureuses et fières, les Amazones veilleront désormais sur votre bonheur.

Thalestris détacha le fin lacet de cuir autour des cheveux d’Amapola et lui ceignit la tête d’un anneau d’or. Quand les épousées chevauchèrent enlacées la monture au centre de la haie d’honneur, la foule laissa de nouveau exprimer sa joie.

 

Aphrodite, dissimulée sous l’apparence d’une guerrière dans la multitude bruyante du peuple en liesse, observa la scène avec un vif intérêt. Le serment de Thalestris en faisait à vingt-trois ans la plus jeune des reines amazones. Il lui revenait dorénavant de défendre les opprimées, d’assurer la prospérité de la cité, et de relever les défis à venir. De son ardeur à sauver les femmes dépendrait l’avenir des mortels.

– Une nuit parfaite pour un sacre, n’est-ce pas ? murmura une voix rieuse à l’oreille de la déesse. Thémiscyra ressemble aux Champs Élysées.

Aphrodite reconnut aussitôt la légèreté de sa demi-sœur Artémis, divinité de la chasse et des jeunes filles, surnommée la vierge farouche à cause de son aversion pour les hommes et le mariage.

– Les joies sont éphémères, geignit Aphrodite. Ne guide pas Thalestris sur la mauvaise voie, le monde pourrait ne jamais s’en relever.

– Tu oses parler de choix douteux après avoir convaincu les reines amazones d’ouvrir les portes de leur cité aux hommes, s’étonna Artémis. Regarde où les ont menées tes bons sentiments ; les mâles se sont empressés de rétablir leurs odieuses pratiques, et de réduire une fois encore les femmes en esclavage. Sois tranquille, ma sœur, je laisse Thalestris à tes soins. Ma présence est due aux festivités et à une jeune fille dont le désarroi m’a émue, son cri est parvenu sur l’Olympe par delà les monts, les plaines et les mers.

– Les Amazones doivent apprendre à vaincre ailleurs que sur les champs de bataille. Quant à Zenia, elle se remettra.

– La disparition de sa famille par la main criminelle d’un prince abusif de son pouvoir l’a poussée à demander mon aide. Je ne puis ignorer son appel.

Le sourire léger de la déesse des jeunes filles disparut sous la voûte céleste étoilée. Son rejet des hommes se nourrissait de la cruauté de ces derniers.

– L’inciter à prendre les armes ne sera peut-être pas aider cette pauvre petite, soupira Aphrodite acerbe. La vengeance n’apporte aucun réconfort.

– C’est vrai, soupira de désolation Artémis, mais sa rage est telle qu’aucun message d’amour ne parviendrait à apaiser son âme meurtrie. Je répondrai aux attentes de Zenia ; au moins, cette pauvre enfant ne sera pas tentée par le pouvoir de divinités assoiffées de sang. La guerre est laide, j’en conviens. Mais en cette époque difficile, rien d’autre ne permet de préserver l’avenir des mortels. Tant qu’un homme tentera d’imposer sa vision du monde par la force des armes, des fous seront tentés de le suivre. N’en déplaise à la déesse de la beauté et de l’amour, le sang coulera encore longtemps sur cette terre. Peut-être devrions-nous effacer notre existence de leur mémoire.

Les deux demi-sœurs filles de Zeus, chacune enfermée dans sa logique, se concentrèrent un instant sur le passage du cortège royal.

– Tu voudrais que les dieux disparaissent ? s’insurgea Aphrodite entre peine et colère.

– Et pourquoi non ? ricana la vierge farouche désabusée. Enlevons ainsi aux mortels la volonté de se détruire en notre nom, tous les prétextes sont bons à leurs guerres insensées, inutile d’y ajouter notre ego démesuré.

 

Un petit vent du sud réchauffait l’air saturé du parfum des azalées ; de loin parvenaient aux épousées les clameurs de la fête en leur honneur. Les armures abandonnées sur la rive, dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, elles avaient profité d’un spectacle de danse afin de fausser compagnie à leurs invitées.

Thalestris, heureuse de l’initiative dont Amapola d’une touchante naïveté faisait preuve, tremblante d’un émoi difficile à contenir, laissa les mains fébriles la libérer de sa tunique blanche de lin.

– Les préparatifs du sacre m’ont tenue éloignée de toi depuis notre retour de Tiras, mon aimée, susurra Amapola mystifiée. Je ne saurais davantage contenir mon désir.

Thalestris attira sans mot dire sa compagne sur la berge, la dénuda, puis s’allongea dans l’herbe tendre, insensible à l’humide froideur de la terre en bordure du Thermodon. Leur absence sans doute remarquée, elles avaient encore trop peu de temps à se consacrer, mais l’appel de la volupté se faisait fort.

 

Amapola s’agenouilla près de sa compagne. Thalestris frissonna du contact de la main sur sa joue, là où le rituel amoureux commençait toujours, par une caresse sucrée. Puis les doigts fins s’égaraient sur le lobe d’une oreille, dans le cou, s’attardaient à l’intérieur d’un bras, sur le haut d’une hanche, le gras d’une cuisse. Alors, sans même un effleurement sur les trônes de sa féminité, son corps en entier se consumait du bonheur à venir.

Amapola mordilla le lobe de l’oreille sous les cheveux noirs en corolle, puis goûta la peau livrée à son attention, savourant le sel de la peau du cou fin à la poitrine fière. Elle enveloppa de baisers suaves un sein dont la réaction d’orgueil l’enchanta, agaçant l’autre par de savantes caresses.

– Hummm… gémit Thalestris.

Soucieuse de répondre à l’invite ainsi formulée, l’amante devenue maîtresse délaissa la poitrine et glissa un doigt dans l’intimité offerte. Un second soupir soupir ravit Amapola, avide de découvrir ce qu’elle ne connaissait pas encore de son aimée. Les effluves charnels la troublèrent, l’enivrèrent ; l’odeur particulière, loin de la ramener à la raison, l’incita à pousser son avantage.

– Je veux tout posséder de toi, gémit-elle, cherchant un assentiment dans le regard de Thalestris brûlante de fièvre.

Enfin, le nez enfoui dans la toison sombre, la prêtresse déposa un tendre baiser sur le calice. La senteur épicée flatta ses narines. À peine surprise de ne ressentir aucun dégout, la jeune femme insinua sa langue dans le sillon chaud afin d’en extirper le moindre secret. Elle déglutit le miel amer avec avidité, fière d’accomplir enfin le rituel ancestral dont les dramaturges en accordaient la genèse à la poétesse Sappho, maîtresse des jeunes filles sur son île de Lesbos.

Amapola, attentive aux moindres réactions du corps impudique livré sur l’autel de leur plaisir, laissa libre cours à une passion débordante. La vision de son amante abandonnée la charmait, son parfum l’entêtait, sa saveur l’enivrait. Rien ne lui manquait, ni le bonheur de Thalestris, ni la délectation de se savoir à l’origine de cette félicité. Certaines émotions se révélaient dans un langage qui se passait de mots.

Désireuse de donner autant que de recevoir, Thalestris repoussa sa compagne dans un sursaut malgré l’impérieux besoin de se laisser aller.

– Attends, mon aimée, éructa-t-elle fébrile. Viens.

Amapola, le regard perdu dans celui de son amante, livrée en confiance à ses caprices, se laissa guider dans un étrange enchevêtrement. Les cuisses s’entrecroisèrent avec naturel, les conques se pressèrent l’une contre l’autre. La sensation particulière les surprit dans ce face-à-face improvisé, chacune confrontée au désir de sa compagne.

Les corps incapables de résister à l’appel animal des sens s’animèrent aussitôt, mus par une volonté propre. Alors, d’une ardeur commune, les jeunes femmes lancèrent leur bassin en avant. Les souffles se firent saccadés, la chaleur du frottement entre les intimités devint brûlure, les gémissements se transformèrent en râles. Les jambes enchevêtrées, les bouches ouvertes sur des respirations haletantes, les amantes guettèrent l’inéluctable dans les yeux de leur maîtresse.

Qui d’Amapola ou de Thalestris se rendit la première n’a aucune importance. Leurs plaisirs se mêlèrent, sincères dans la pureté, apaisante béatitude des âmes davantage qu’une satisfaction charnelle, laissant les épousées à peine repues, mais superbement confiantes en leur destinée.

 

Loin de Thémiscyra à l’est, sur la terre qu’on n’appelait pas encore Iran, un roi dont le nom allait marquer les générations à venir se lamentait, comme seuls en sont capables les hommes pétris d’orgueil.

– J’ai vaincu les Mèdes, ragea Cyrus en relevant le col de son manteau pour se protéger de la morsure du froid vif, j’ai soumis l’Anatolie entière, y compris les cités grecques qui s’y étaient implantées, Babylone est à mes pieds, mes guerriers dorment aux portes de l’Egypte, alors pourquoi ai-je l’impression d’avoir une épine dans chaque pied !

Le palais de Pasargades, haut lieu de la victoire perse sur les troupes mèdes, bruissait d’une animation feutrée de jour comme de nuit. Les conseillers, au rythme des insomnies de leur souverain, veillaient à le tenir informés des nouvelles de l’empire.

– Personne n’ose s’opposer aux Amazones de Thémiscyra, soupira Oroitès, le satrape de Sardes, pressant le pas derrière son roi dans le jardin du palais. Leur influence est telle que des épouses nobles n’hésitent pas à abandonner fortune et famille pour se placer sous la protection de ces maudites guerrières. Certains craignent de voir s’éteindre leur dynastie sans espoir de renaissance.

– Et qu’en est-il de la reine Tomyris ? s’empressa Cyrus agacé. Celle-ci a déjà ouvert sa couche à un homme, et le royaume des Massagètes est à portée de main. Une fois soumise, elle saura convaincre la grande guerrière d’Anatolie de me prendre pour époux, alors la gloire des Amazones appartiendra au passé.

Le roi des rois, ainsi qu’il se plaisait à être nommé, leva une dernière fois le regard au ciel étoilé sur le magnifique jardin fleuri, puis franchit le seuil du palais de marbre blanc. Une servante se précipita le regard bas, en attente du lourd manteau de laine de son maître. Ce dernier échangea volontiers le vêtement contre un bol de vin chaud à l’écorce d’orange, la boisson amère vivifiait son esprit lors des longues nuits de veille.

– Elle s’obstine à rejeter votre offre, signifia sobrement Gabaru-Gaubaruva, satrape des territoires de l’ancienne Babylone. J’ai personnellement tenté de la convaincre…

Un geste de la main priva le conseiller de s’expliquer. Cyrus considéra son bol vide un court instant, et le posa délicatement sur la table de chêne ; lancer par dépit un objet contre un mur était indigne de son rang.

– Je n’ai que faire d’excuses, pauvre ami. Épouser Tomyris aurait permis de m’aliéner pacifiquement le territoire des Massagètes en laissant mes troupes concentrées à l’est. Mais puisque cette reine refuse de devenir mon épouse, je la soumettrai à mon bon vouloir par la force. L’un de vous a-t-il une idée, ou n’êtes-vous bon qu’à soulever des impôts ?

Rarement tous les satrapes étaient convoqués ensemble à Pasargades, loin de leurs fiefs respectifs ; la guerre justifiait cette assemblée.

– Je suis Cyrus, déclama ce dernier dans un éclat grandiloquent de fureur dont il abusait à la moindre opportunité, le roi des rois, le roi des quatre points cardinaux. Je ne permettrai jamais à des femmes, fussent-elles des Amazones, de contrarier mon pouvoir. Les noms de Tomyris et de Philippis seront effacés des tablettes.

– Il se dit que cette dernière laisse le trône à sa fille Thalestris, reprit Oroitès prudent, une guerrière redoutable, d’une surprenante beauté de surcroît.

Le satrape de Sarde préférait ne pas jouer sa tête en laissant dans l’ignorance d’un fait déjà répandu en Anatolie son souverain dont les colères faisaient frémir.

– La terre se gorge depuis toujours du sang de guerriers redoutables, gronda Cyrus, cela la rend plus fertile. Néanmoins, tu connais ma générosité, cette Thalestris aura le choix de devenir une de mes épouses ou de mourir.

 

La rougeur d’Amapola au retour de son escapade face aux regards suspicieux prêtait les convives à sourire. Philippis lui accorda une tendre accolade.

– Allons mon enfant, te voici le front ceint de l’anneau d’or, tu n’as pas à appréhender les jugements.

Puis la reine mère, dont l’incomparable science de la narration n’était plus à démontrer, reprit le fil de son histoire pour le plus grand bonheur de la tablée. Elle narra l’histoire de Lysippé, la première reine amazone, celle d’Harpalyce qui excellait à la course et étendit son pouvoir sur la Thrace, celle d’Hippolyté dont la ceinture d’or fut arrachée par Hercule lors de son neuvième travail, celle de Penthésilée tuée par Achille devant Troie assiégée, ou encore celle d’Orithye qui attaqua Athènes afin de libérer sa compagne Antiope enlevée par le grec Thésée, et mourut lors d’un assaut.

– Il y a une leçon à tirer de ces histoires, acheva Philippis à l’attention particulière de sa fille, toutes les Amazones qui se sont alliées aux hommes, ou leur ont fait confiance, ont eu à le regretter, et ont connu des fins tragiques. Dire qu’ils sont tous mauvais serait exagéré ; néanmoins, un homme ne peut être à la fois bon et avide de pouvoir. Il nous appartient de rétablir l’équilibre partout menacé, ou nos filles connaîtront une vie d’esclave. Aucune de nous ne verra la fin de ce combat, et nos noms seront oubliés car l’histoire des temps jadis est écrite par les hommes, mais la guerre des Amazones restera une réalité aux yeux des mortels pour les générations à venir.

Les festivités s’éternisèrent jusqu’à l’aube dans la plaine du Thermodon, bercée par les chants et noyée dans les effluves de vin fin.

 

Dans la mythologie grecque, les Enfers (royaume des morts) sont divisés en deux : les Champs Élysées où les vertueux reçoivent la récompense de leur mérite, et le Tartare où les indignes expient leurs fautes.

Sardes était la capitale de la région administrative de l’empire perse qui s’étendait de la côte de la mer Égée à la Phrygie et au royaume du Pont, aussi soumis à la domination.

Par Orchidée
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